Nous étions dans les années 50 ; je gardais les vaches chez les filles Robin à Kerjaugic. Tous les ans, dès la venue du printemps, arrivait dans le village une voiture aux couleurs de la marine nationale. À son bord : un chauffeur , un officier en tenue de marin, son épouse et deux jeunes femmes ! Un équipage inhabituel dans un village où il fallait passer par un chemin sans craindre les fondrières en hiver ou les nuages de poussières en été ! Aussi le chauffeur laissait sa voiture en bordure de route au croisement du chemin menant au village ; la fin du voyage se faisait à pied. Passé le temps des retrouvailles et des embrassades, je raccompagnais le chauffeur à sa voiture en poussant une brouette pour aller chercher des présents destinés aux trois sœurs et au commis de la ferme ; un paquet-cadeau pour chacune et un quatrième marqué de l’estampille Air Terre Mer : tabac pour hommes de troupe ! Le chauffeur se rendant compte que j’étais le seul à ne pas avoir de cadeau, a ouvert le carton destiné au commis et m’a donné un paquet de cigarettes ; me précisant que c’était pour mon père !
Pour cette journée on avait mis les petits plats dans les grands à la ferme ! Brigitte comme à son habitude, s’occupait de la cuisine, Augustine fidèle à son rôle de maîtresse de maison avait composé le menu du repas, servi son apéritif favori ! Pour l’occasion elle avait dressé sur une nappe blanche des assiettes en porcelaine et des verres à pieds. Quant à Marie, généralement avare de paroles, elle semblait régner sur ce rassemblement insolite et faisait en sorte que la complicité des visiteurs du jour dépasse les considérations domestiques et les règles de bienséance. Un observateur averti aurait tout de suite remarqué que, hôtes et convives, n’appartenaient pas au même monde mais demeuraient unis par des liens qui avaient marqué une histoire commune.
Après un repas moins frugal que d’ordinaire , un désir partagé par tous de faire le tour du propriétaire nous a conduit au verger sous un cerisier . Comme si tout le monde s’était donné le mot, j’ai été chargé d’aller cueillir quelques-unes de ces cerises qui faisaient envie ! Sans me faire prier je suis monté dans l’arbre pour la cueillette. Pour immortaliser ce moment, la plus jeune des filles a sorti une caméra de son sac et m’a filmé pendant que je jouais à tarzan de branche en branche avant qu’une d’entre elles ne se brisât sous mon poids ! Tout le monde a bien ri de ma chute ; à part moi bien entendu ! De retour à la ferme, c’était déjà l’heure de manger le gâteau et de boire le café . C’est à ce moment que les jeunes femmes ont demandé la permission d’emprunter l’échelle de meunier qui conduisait au grenier à blé. Le temps passé dans ce grenier m’a paru bien long ; une fois revenues parmi nous, elles ont embrassé longuement les trois sœurs en laissant couler des larmes sur leurs joues !
Passe le temps, passent les années ! Les trois sœurs ne sont plus ; alors que le monde semble sombrer en déraison, que la vanité et la cupidité sont devenues des valeurs cardinales pour les puissants qui règnent sur nos destinées, le souvenir de cette journée me revient en mémoire. Du haut de mes sept ans, connaître le pourquoi des choses n’effleurait pas ma pensée, profiter du moment présent était plus important ! C’est Augustine qui la première est revenue sur cette journée. Par elle j’ai appris que la tradition voulait que depuis la fin de la guerre tout ce monde revenait passer une journée à Kerjaugic Vers la fin de l’occupation les sœurs Robin avaient hébergé à plusieurs reprises deux jeunes filles qui passaient la plupart de leur temps dans le grenier de la ferme à l’abri des regards, elles repartaient comme elles étaient arrivées ; de nuit et toujours à pieds !
Dans le courant de l’année mille neuf cent quarante-quatre, à la tombée de la nuit deux femmes accompagnées d’un homme ont frappé à la porte de la ferme, l’homme portait un sac à dos et tenait une valise à la main. Après les salutations d’usage il présenta ses deux compagnes, qui selon ses dires, avaient pour père un officier stationné à la base sous-marine de Lorient et pour l’heure, étaient à la recherche d’un emploi dans la région et d’un endroit tranquille pour se reposer ! Après avoir partagé une bonne soupe au lard, l’homme est reparti en oubliant sa valise, les sœurs se sont retrouvées dans le grenier où les attendait un lit-cage en fer. Le lendemain matin, Marie est monté au grenier pour prendre des nouvelles des visiteurs du soir. Les choses se sont précisées, en fait elles ont avoué avoir un peu menti la veille et qu’en réalité elles devaient un certain temps, se tenir cachée de la police allemande. Marie a demandé des précisions sur les vraies raisons de leur présence à Kerjaugic ! La réponse a été franche et sans détour ; le groupe faisait partie d’un réseau de résistance , sa mission : transmettre des informations en Angleterre au moyen d’un poste émetteur ! Les aléas d’un périple semé d’embûches étant la cause de leur arrivée au village, les ont contraints à parer au plus vite en négligeant les règles de sécurité en usage dans la résistance. La question était de savoir si les sœurs Robin acceptaient d’entrer en résistance en étant conscientes des risques encourus pour l’hébergement d’un groupe de terroristes aux yeux de l’occupant ! Elles pouvaient refuser ou accepter ; à condition de garder le secret absolu sur les agissements du groupe. Le commis de la ferme ayant pris connaissance de la situation, a lui aussi été soumis aux mêmes exigences. Voilà comment un village de Naizin est devenu un petit îlot secret de la résistance sans pour autant figurer dans les livres d’histoire. Peu de temps après le débarquement de Normandie les allées et venues du groupe ont cessé. À la fin de la guerre la vie normale avait repris son cours chez les Robin. Ils avaient fini par accepter de ne jamais connaître le nom, ni ce qu’il était advenu de ces gens qui par hasard un soir de mille neuf cent quarante-quatre avaient frappé à leur porte ! Puis un jour, sous le regard étonné des habitants du village, deux voitures, précédées par des motards de la gendarmerie nationale, firent leur entrée dans Kerjaugic. Dans la première, des représentants de la préfecture, dans la seconde : un comandant de marine, son épouse et une femme qui connaissait bien l’endroit ! Avec raison, les sœurs Robin ont tout de suite craint le pire pour ce qu’il manquait au tableau. Du groupe qui avait séjourné dans le grenier, il ne restait plus que cette jeune femme venue témoigner des preuves de courage et d’abnégation de gens simples capables d’héroïsme ; des gens sans autre histoire que leur humanité ! À ma connaissance, cette manifestation du souvenir est le seul hommage officiel attribué à ce fait divers en regard du récit national de la résistance. Dans une dimension plus modeste, le commandant de marine, son épouse et la locataire intermittente du grenier ont continué ; à titre personnel, le voyage de Kerjaugic, jusqu’au jour où l’héroïne de cette histoire ; qui dans la vie était la fille du commandant, s’est exilée au Canada.
Soixante-treize ans déjà ! C’est peu, c’est beaucoup ? En fait… Peu importe ! Si cette période resurgit dans ma mémoire aujourd’hui c’est d’abord parce qu’elle porte le signe de ma première histoire en dehors du cocon familial. C’est aussi une expérience de vie qui permet de grandir en empathie avec les uns ; ou hélas, en apathie avec les autres ! Un hasard de voisinage m’a amené dans une ferme pour garder les vaches, à vivre avec des gens qui avaient une histoire et que j’ai partagée bien malgré moi parce qu’un jour ils m’en ont parlé. Un romancier pourrait trouver dans mon récit de la matière pour bâtir un roman. En écrivant ces quelques lignes, je me pose la question de la frontière entre un roman d’auteur et celui d’une vie ; ai-je tort ou raison ? Se remémorer nos souvenirs n’est pas forcément vouloir refaire le chemin à l’envers ! Mais pour que la fable soit complète, on ne peut dissocier ce qui fut avec ce qui est et encore moins avec ce qu’il en est advenu.
Aujourd’hui les filles Robin se reposent dans le cimetière de Naizin ; voilà bien longtemps que personne n’est venu fleurir leur petit carré de terre. Quant à la fille du commandant ; je n’ai jamais retenu son nom mais il me plait de croire qu’elle a un jour visionné l’image d’un gosse de sept ans en train de lui cueillir des cerises !